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‪La scénographie plasticienne en question : l’art du conditionnement. Claire Lahuerta

Résumé

Alors que l’heure est à la surmédiatisation de la figure du commissaire d’exposition, au point que l’on doit se demander s’il existe encore des œuvres et des artistes à exposer, il semble que certaines précisions terminologiques – et, de fait, sémantiques – s’imposent. Qu’en est-il du scénographe d’exposition, que signifie être « auteur » en termes scénographiques ; existe-t-il un marketing de l’exposition qui serait plus efficient que les actuels modèles muséographiques ? C’est à ces questions que le présent article tentera de répondre.

Plan

  • Quelques pistes terminologiques pour une élucidation des fonctions

  • L’exposition comme œuvre : la part du commissaire

  • Vers une scénographie d’auteur

Introduction : une exposition sans artiste

2 Lors de sa résidence au FRAC Lorraine (en mars 2010), Mathieu Copeland, l’un des commissaires de l’ (...)

Évoquer une exposition sans artiste – et donc sans œuvre – n’est pas la même chose qu’analyser l’exposition d’œuvres immatérielles.

Une exposition qui n’aurait « rien » à montrer peut en effet être le fait d’artistes « minimalistes » à l’extrême ou de militants anti-art, dont le projet serait de se dégager du visuel ou de la « chose en soi ». La rétrospective « Vides », proposée en 2009 par le Centre Pompidou n’était donc pas, en ce sens, une exposition sans artistes – pas plus qu’une exposition sans œuvres d’ailleurs – mais une rétrospective de dispositifs artistiques dont les partis pris étaient d’assumer le vide comme un matériau, en lui donnant des sens divers : onirique, provocateur, économique, critique, etc., bien que ses auteurs ne l’aient pas toujours aussi clairement formulé1.

Nombre de fonctions, plus ou moins émergeantes, relatives aux métiers de l’exposition comme celles de commissaires d’exposition, de curateur ou celle encore de scénographe d’exposition interrogent cet axe de questionnement. Aussi réductionniste soit-elle, à quoi peut ressembler une exposition sans artistes, sinon à une exposition elle-même auto promulguée comme œuvre d’art ? Or cette formulation, fumiste pour certains, provocante pour d’autres, n’est-elle pas d’abord le lieu d’une nouvelle forme de critique de l’institution ? C’est à l’exposition comme mode d’existence de l’œuvre qu’il faut alors porter son attention, vers ce que la scénographie – du fait de son caractère esthésique – ouvre au spectateur, dévoile et démultiplie.

Quelques pistes terminologiques pour une élucidation des fonctions

2 Frank Lamy, « Curator (et à travers) », Mouvement n° 27,mars-avril 2004, p. 19.

La revue Mouvement publiait en 2004 un court texte de Frank Lamy, judicieusement intitulé « Curator (et à travers)2 ». L’auteur y explique comment, étymologiquement, le commissaire est celui à qui l’on confie la charge, la responsabilité d’une fonction plus ou moins temporaire, et ce dans tous les domaines (politique, militaire, artistique, etc.). Dès 1845 d’ailleurs, ce terme de commissaire désignera celui qui est chargé de veiller au bon déroulement des fêtes et à l’organisation des manifestations.

Le terme curateur quant à lui apparaît, dans la langue française, à la fin du xviiie siècle. D’un sens plus juridique, il provient du latin curator (le terme curator aujourd’hui couramment usité est d’ailleurs un anglicisme et non la racine latine), issu de curare, qui signifie : « prendre soin de ». À l’origine donc, ce mot désigne une personne tutrice, capable de prendre en charge une autre personne irresponsable : malade ou mineure. Cette notion implique de fait l’idée que quelqu’un soit responsable d’une tâche à la place de quelqu’un d’autre, ce dernier étant estimé incapable d’accomplir certains actes. Le curateur est donc ici un administrateur, un régisseur.

Mais comment comprendre alors la singularité de ces deux termes : commissaire d’exposition et curateur ? Le commissaire d’exposition serait celui qui, plus ou moins ponctuellement, organiserait des expositions soit dans le musée pour lequel il travaille soit dans un autre musée, au sein duquel il est appelé en tant que spécialiste. Le curateur serait, quant à lui, une sorte de conservateur, garant du bon fonctionnement d’une institution et de la gestion cohérente des collections au sein d’un seul musée.

Quant au scénographe, plusieurs définitions coexistent, probablement toutes légitimes selon les objectifs visés ou les formations suivies. Si l’on restreint l’angle d’étude aux seuls scénographes d’exposition, deux écoles font foi :

d’une part, la branche directement issue de l’architecture, qui promeut le design d’espace en termes de construction d’un espace d’exposition (fabriquer la scène) ;

d’autre part, la branche issue des arts de la scène – en particulier du théâtre – et des arts plastiques, qui vise à magnifier la muséographie (écrire une exposition) pour l’émanciper vers une certaine autonomie, notamment créatrice, mais toujours en termes techniques.

On comprend bien ici où s’ancre le différend entre ces deux aspects du métier.

  • L’un, architectural, qui pense l’espace d’exposition depuis son usage pratique, l’édification d’un « bâti » général : aménagement intérieur, équipement de bâtiments de manière plutôt pérenne (acoustique, éclairage, ergonomie, fluidité des accès).

  • L’autre, plastique et plus événementiel, pense l’exposition depuis son artisticité spatiale et circulaire (mise en scène et représentations, production symbolique).

Sans être absolument disjoints, ces deux courants se rejoignent sur les grands axes de la scénographie : l’espace d’exposition, les éclairages, les parcours, la signalétique (y compris les couleurs), la sécurité, la médiation. Là où, jusqu’alors, le muséographe œuvrait seul dans l’agencement des lieux en déléguant aux architectes la part technique et de construction et aux scénographes la part artistico-technique, ces deux nouveaux profils de scénographes s’orientent alors vers une conception plus personnelle et plus autonome de la fonction.

Le commissaire quant à lui serait celui qui pense l’exposition dans son projet (probablement issu de l’ancienne mission du conservateur), sans avoir nécessairement à « manipuler la scène », c’est-à-dire, littéralement, à dessiner lui-même la scène. Schématiquement, l’évolution de ces professions pourrait s’entendre sous cette forme :

Hiérarchie traditionnelle

• Chef d’établissement : responsable des fonds et des collections, chargé du pilotage des expositions ;

• Conservateur : responsable de la dimension théorique et didactique de l’exposition ;

• Muséographe : chargé de piloter le projet et les équipes techniques ;

• Architectes, scénographes / et régisseurs : techniciens au service du muséographe, sous la direction générale du chef d’établissement.

Hiérarchie actuelle (événementiel)

Commissaire : chargés du pilotage scientifique et critique de l’exposition ; en particulier le choix des œuvres, mise en place d’une ;

Scénographes : architectes ou plasticiens : chargé de la mise en espace de l’exposition, soit dans sa dimension monumentale, soit dans sa dimension artistique.

3 Laurent Jeanpierre et Séverine Sofio, « Les commissaires d’exposition d’art contemporain en France, (...)

Là où se rejoignent probablement les commissaires et les scénographes « auteurs » c’est sur leur capacité à penser un projet esthétique dans le champ du montage de l’exposition. Une enquête sociologique menée en 2008 par Laurent Jeanpierre et Séverine Sofio3 montre que les commissaires sont formés à part égale entre arts plastiques et histoire de l’art ; mais que les formations spécifiques liées à l’exposition et à l’administration culturelle sont en plein essor dans les profils de commissaires actifs. Trois grands profils de commissaires français émergent de cette étude :

  • Les « seniors » : sur le modèle de l’ancien conservateur, ils sont rattachés à une institution ; ils sont spécialisés en art contemporain et sont parfois directeurs de centres d’art. Ils rassemblent les principales figures, privilégiées, des auteurs/curateurs ;

  • Les « commissaires indépendants » : plus jeunes, diplômés et attachés à la figure emblématique de Harald Szeemann, ils ont une relation à la fois mercantile, précaire et critique à l’institution. C’est la figure émergeante ;

  • Enfin les « artistes commissaires » qui ne sont pas encore réellement reconnus, ni rémunérés dans ce sens.

4 Christophe Kihm, « Que font les commissaires ? », Art press, op. cit., p. 60.

5 Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie(...)

D’autre part, Christophe Kihm soumet l’idée que le commissaire pourrait être identifié comme un maître d’œuvre plutôt que comme un artiste, afin d’éviter les confusions. Pour Christophe Kihm en effet, le maître d’œuvre endosserait le rôle du chef d’équipe4, préservant au passage les spécificités des autres corps de métiers selon leurs compétences : régisseurs, architectes, scénographes, critiques. Cette reformulation des fonctions du commissaire aspirerait à instituer un modèle que Nathalie Heinich et Bernard Edelman5 identifiaient dès 2002 comme étant un modèle à la française ; c’est-à-dire celui du schéma hiérarchique : avec une concentration des fonctions d’un seul individu ayant autorité sur une équipe, et qui reste relativement autonome vis-à-vis de son institution, autrement dit un auteur. Or cette notion d’auteur est proprement polémique, puisque parlant d’exposition, il s’agit de distinguer celui qui l’organise (le commissaire) de celui qui y participe (l’artiste). C’est pourtant bien l’ambiguïté de ces fonctions qui conduira Daniel Buren à blâmer Harald Szeemann dans une célèbre diatribe à l’occasion de la Documenta 5 de Kassel (1972), pour endosser quelque trente ans plus tard le rôle même contre lequel il avait tant débattu.

L’exposition comme œuvre : la part du commissaire

6 Sylvie Couderc, « L’Exposition comme œuvre », dans Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe (sld), (...)

Dans un texte paru en 1998 à l’occasion d’un ouvrage collectif dirigé par Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe, Sylvie Couderc analyse ce qu’elle appelle « L’exposition comme œuvre6 ». Elle ancre la mutation de l’exposition en tant que médium vers l’exposition en tant qu’œuvre au cœur des années 1960, sous l’impulsion d’artistes qui, par leurs multiples revendications, cherchent à reformater la relation qu’ils entretiennent avec les institutions mais aussi avec le public. Le fait que nombre d’artistes renoncent par exemple au cadre, au socle et même au mur pour présenter leurs œuvres, préférant exploiter le sol, indique selon l’auteure, un revirement manifeste. C’est ici le musée lui-même, avec tout ce qu’il représente, qui est discuté. Les artistes vont alors se tourner vers des espaces alternatifs (lieux industriels, zones désaffectées mais aussi espaces hors les murs). Et l’exposition « Quand les attitudes deviennent forme » en 1969 à Berne en est certainement la manifestation la plus emblématique et symptomatique. Probablement le déclencheur d’une nouvelle conception de l’exposition.

7 Daniel Buren, « Exposition d’une exposition », catalogue Documenta 5, Kassel, 1972, fasc. 19, p. 27

Quelques années plus tard, en 1972, Daniel Buren fustige Harald Szeemann, alors invité comme curateur à monter la Documenta 5 de Kassel, l’accusant, au nom de ses collègues artistes, de s’être alloué une place illégitime de créateur, au mépris des artistes eux-mêmes7. Pour Buren, cette surmédiatisation du commissaire invité est la preuve de l’assujettissement de l’art par les institutions culturelles, se traduisant entre autres par une sacralisation des musées, des centres d’art, des biennales et par la starisation de plus en plus systématique des administrateurs spécialisés (conservateurs, commissaires, scénographes, etc.).

8 Paul Ardenne, « De l’exposition (de l’art) à la surexposition (du commissaire) », L’Art même n° 21, (...)

9 Daniel Buren, art. cit.

Le curateur en effet est normalement celui qui, comme tout « régisseur » en général, se tient en arrière-plan et met en scène les œuvres des artistes. Mais comme le souligne Paul Ardenne dans un texte sur la surexposition des commissaires, à partir des années 1980, les Harald Szeemann, Rudi Fuchs, Edy de Wilde ou encore Pontus Hulten vont participer de cette nouvelle génération curatoriale « ayant compris comment se faire un nom propre avec le sang des autres8 ». Et Buren de lancer une formule cinglante et désormais célèbre : « le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art […]. L’artiste et son œuvre […] ne peuvent plus que laisser exposer un autre : l’organisateur9 ».

10 Nathalie Heinich, Harald Szeemann, Un cas singulier, Caen, L’Échoppe, 1995, p. 15.

11 ibid., p. 19-20, c’est moi qui souligne.

On comprend que l’exposition, depuis Harald Szeemann en particulier c’est-à-dire depuis les années 1970, est devenue bien davantage qu’un simple support de médiation de l’œuvre, elle est un projet artistique à part entière. De là se singularise une forme inédite de figure curatoriale : celle du commissaire auteur, qui signe de son nom et impose sa marque l’exposition comme une entité artistique. Sylvie Couderc le note très justement dans son analyse : Szeemann a fait un véritable travail de sape du métier de conservateur au profit de ce qu’il appelle le « directeur d’agence pour le travail spirituel »10, dénigrant ainsi la fonction de ceux qui, depuis la Révolution française, avaient été les garants des collections et les grandes figures de la muséographie. Szeemann va même jusqu’à affirmer, dans un entretien avec Nathalie Heinich en 1995 : « […] si on découvre un artiste jeune, et qu’on sent… – c’est-à-dire l’intensité des intentions : c’est ça qui est très important ! J’ai développé comme un sixième sens pour cela !… à ce moment là j’ai fait des artistes, je les ai exposés, quand les autres musées n’en voulaient pas encore11 ».

12 ibid., p. 45-46.

De là deux cas de figures se détachent.

  • Soit les artistes mettent en scène leur œuvre, avec parfois l’appui du commissaire. À la question posée par Heinich : « Et vous leur suggérez parfois des choses aux artistes ? » Szeemann rétorque : « Ah oui ! comme je vois tellement, tellement de choses… Je peux dire, ça non, il ne faudrait pas le refaire… Ou bien là, par exemple, je dis, on a 1 500 mètres carrés, nus, alors essaie d’en faire autre chose… Mais bien sûr je n’exerce aucune influence directe sur l’œuvre12 ! ».

  • Soit c’est le commissaire seul qui « fait » l’exposition. C’est bien ici qu’intervient le statut du commissaire auteur d’exposition ; c’est là encore qu’il s’agit de comprendre jusqu’où va sa fonction, et où précisément, elle trouve ses limites.

13 ibid., p. 43.

« Finalement, c’est un peu comme si vous faisiez vous-même une installation avec les œuvres des artistes ? » demande Heinich. « C’est une aventure… répond Szeemann. […] Nous on veut montrer ce qu’on trouve bien ! […] Pour donner une ligne, il faut vraiment s’identifier avec le projet. Et ça se sent13 ! ». Sans vraiment répondre à la question posée, Szeemann suggère malgré tout ici que non, le commissaire ne fait pas de l’exposition une « méta installation », il ne fait pas œuvre, il fait « œuvre d’exposition », ce qui est très différent. Et c’est bien sur cet inframince — certes d’abord discursif, mais aussi pragmatique — entre artiste et commissaire que la distinction s’établit très clairement. Une exposition, même habilement pensée et mise en scène, même plastiquement combinée dans ses éléments, peut être certes artistique dans sa démarche ; elle n’en sera pas moins tout sauf l’œuvre elle-même. Et cette subtilité est parfaitement limpide pour un plasticien. L’œuvre existe en soi, depuis son projet même et en dehors de toute considération médiatique ; alors que l’exposition comme œuvre s’élabore, de manière parfois éminemment créative certes, mais dans une perspective nécessairement médiatique, sans quoi elle n’a pas de sens.

14 Sylvie Couderc, « L’Exposition comme œuvre », art. cit., p. 44.

Sylvie Couderc le note très justement en conclusion de son article : « Si l’exposition est devenu un art, exigeant un temps de maturation et une nature d’exception, elle n’est pas pour autant à considérer comme une œuvre d’art. Elle ne peut le devenir que lorsqu’elle est prise à partie par des artistes, dont certains ont été cités ici (l’auteur fait entre autres référence à Buren), qui voulant tester les limites de visibilité d’une œuvre, ont su concevoir, dans le champ de l’intelligible et du perceptible, de nouvelles règles du jeu de l’exposition14. ».

Mais il ne faut pas perdre de vue ici qu’au-delà de la surmédiatisation curatoriale, la notion d’exposition comme œuvre, qui s’entend depuis les années 1960 et plus encore depuis les années 1990 n’est pas le seul fait de la « sur-commissarisation » de l’art, mais surtout d’une réforme profonde des modalités de l’œuvre et de sa mise en espace. Dans cette perspective, la scénographie d’auteur est plus singulière encore.

15 Daniel Vander Gucht, L’Art contemporain au miroir du musée, Bruxelles, La lettre volée, coll. Essai (...)

Dans un texte paru en 1998, Daniel Vander Gucht note que

  • « dans un premier temps, le musée influe sur la création contemporaine en lui soumettant, ou en la soumettant à des modèles académico-muséaux ;

  • dans un second temps, il suscite un “art de musée”, conçu pour le musée (formats monumentaux, œuvres in situ, voire toutes les formes de ce que l’on nommait il n’y a pas si longtemps l’anti-art, et jusqu’à l’art d’installation) ;

  • et dans un troisième temps, qui est déjà le nôtre et qui se conjugue aux deux premiers, il se substitue à l’artiste, ou se place sur le même plan que lui en mettant en scène l’art contemporain : la muséographie se fait scénographie, et assimile l’art à un regard esthétique posé sur les choses15. ». Dans ce schéma, l’exposition peut en effet, dans la troisième configuration proposée, se passer de l’artiste et de l’œuvre, pour être presque ou potentiellement l’œuvre elle-même, mise en scène, médiatisée, critiquée, assumée. Plutôt que de se substituer à l’artiste, l’exposition coexisterait-elle avec lui, de manière absolument créatrice, développant des qualités inouïes et des modalités d’existence insoupçonnées.

Vers une scénographie d’auteur

16 Le pavillon Bosio développe une spécialité scénographie au sein de l’école supérieure d’arts plasti (...)

17 Michel Enrici, « Pour qu’advienne le scénographe, la scénographie d’auteur, » Pavillon n° 2, « Scén (...)

Qu’est-ce que la scénographie d’auteur ? Une nouvelle « mode » qui prendrait le relais des débats – prétendument éculés – sur le commissariat ? Non, précise en ouverture Michel Enrici, président du conseil artistique et scientifique du Pavillon Bosio16 : car cette propension à penser la scénographie, après – ou à côté – du commissariat d’auteur est, au-delà d’un phénomène, une réalité de terrain qui passe aujourd’hui « de la qualité obscure et énigmatique de l’événement à une constante mise en scène d’un “nouvel ordre narratif”17. ».

18 Entretien de Bernard Blistène par Bertrand Raison, « Un théâtre sans théâtre », dans ibid., p. 15 à (...)

À travers divers textes, dont certains sont tout à fait éclairants – notamment un entretien de Bernard Blistène par Bertrand Raison, intitulé « Un théâtre sans théâtre18 » sur les dispositifs d’anti-théâtre qui conduisent à la scénographie pure –, on comprend que ce qui compte dans ces formes d’anti-art, c’est la destitution des modalités académiques de leurs usages, vers un reconditionnement qui déplace, en quelque sorte, le regard du spectateur. Et ce regard est déplacé de l’œuvre vers la scène : espace scénique du théâtre, le plateau ou espace scénique de l’exposition. C’est dans cette marge alternative du médium, dans cet espace où la dramaturgie a lieu que l’expérience se dessine, expérience esthétique d’abord, mais aussi critique, sociale, politique.

19 Éric Troncy, « La Trilogie Clinique : accrocher, combiner, décider », Pavillon n° 2 ibid., p. 33-41

Un texte en particulier émerge de ces actes : celui, identifiable par son caractère corrosif et symptomatiquement très autocentré, d’Éric Troncy. Dans ce texte, intitulé « La Trilogie Clinique : accrocher, combiner, décider »19, l’auteur revient sur 4 expériences (une trilogie Clinique- et un épilogue) qu’il a pu mener en tant qu’auteur d’exposition : « Dramatically Different » (Grenoble, 1997-98) ; « Wheather Everything » (Leipzig, 1998) ; « Coollustre » (Avignon, 2003) ; « Superdefense » (Paris, « La Force de l’art », 2006). Troncy insiste sur le fait qu’une exposition collective doit s’entendre comme celle qui est faite en présence des artistes ou des ayants droit, et n’est pas celle composée et thématique, d’un assemblage d’œuvres par le seul commissaire à partir de fonds divers. La trilogie « Clinique » n’est donc pas l’expérience de la collectivité artistique au sens strict, mais pas celle non plus de l’exposition thématique. Elle relève précisément, selon son auteur, de l’exposition collective non thématique, sans présence des artistes et avec des œuvres empruntées. Elle est bien celle, assumée, du rapt d’un accrochage d’auteur : celui de Troncy en l’occurrence.

20 ibid., p. 36.

Concernant l’exposition « Coollustre », Troncy explicite comment la scénographie y a été pensée de manière littérale, selon une dramaturgie qui se veut très narrative, au risque de dénaturer absolument les œuvres présentées au profit du seul propos de l’auteur de l’exposition. Ainsi en est-il de l’une des salles, qui fait cohabiter et même dialoguer la sculpture de Katharina Fritsch représentant un moine avec le mot « égoïste » (Sylvie Fleury) peint à même le mur et placé derrière lui, de sorte que l’un puisse dialoguer avec l’autre, du point de vue du spectateur. « J’insiste sur le fait que la lecture narrative n’est jamais une obligation20 » précise Troncy. Soit. Mais comment voir autrement si le projet a été pensé comme tel et théâtralisé de la sorte ?

Éric Troncy utilise toute une terminologie très précise pour qualifier ses pratiques : celles, nous l’avons vu, d’exposition collective non thématique (qu’il semble avoir en horreur), celle d’exposition narrative. Mais il parle encore d’assemblage ou mieux : de display, terme qui pourrait désigner un accrochage composé comme une œuvre, ou encore une combinaison narrative, et qui se veut le plus ouvert possible à l’interprétation. Bien qu’étant initialement dictée, on s’en doute, par les choix de l’auteur. Or cet auteur est bien ici celui de l’exposition comme œuvre, et pas de l’œuvre d’art.

21 ibid., p. 38.

22 ibid., p. 39.

23 ibid.

Là où l’analyse de Troncy est judicieuse – et en deçà des expériences d’auteur – c’est sur la technique induite par la scénographie. Il semble se dédouaner de ses usages des œuvres en expliquant21 que la condition d’auteur est extrêmement perceptible parce qu’il s’agit, et dans cette Trilogie, d’œuvres figuratives et qui poussent donc, plus que toutes autres, le regardeur à voir du sens. Mais techniquement, le même problème de cohabitation et de lecture se pose avec des œuvres plus abstraites et même minimalistes. Il évoque à ce sujet plusieurs exemples, mais l’un d’entre eux est singulièrement éclairant. Il relate comment en 2003, à l’occasion d’une exposition des Date Paintings d’On Kawara au Consortium de Dijon (qu’il co-dirige depuis 1995), il a dû présider aux choix d’accrochage des modules, alors que l’artiste n’avait souhaité ni se déplacer, ni donner la moindre instruction de mise en espace. La question s’est alors posée des alternatives scénographiques. Il précise non sans un certain humour « Croyez-le ou non : toutes les décisions relatives à la manipulation des œuvres d’art dans la perspective d’une exposition se sont fait jour à cette occasion : fallait-il respecter l’ordre chronologique ? Et si oui, présenter une décennie par salle22 ? ». Et de conclure : « Peu importe, au fond, les décisions prises : ce que j’essaie de dire, c’est que l’accrochage de plusieurs tableaux, même non figuratifs, dans un même espace implique qu’un “auteur” résolve un certain nombre de questions qui ne se montrent pas nécessairement au spectateur mais qui pour autant sont bien réelles23. ».

24 Bertrand Raison, « Scénographie d’auteur : “l’after” », art. cit., p. 75-76.

Et j’ajouterais que la question centrale se joue bien ici : oui, il existe des conservateurs formés à la gestion des collections et à la muséographie. Oui, il existe pléthore de commissaires formés ou non, compétents on l’espère, aptes à penser et à diriger un projet d’exposition. Oui, il existe des régisseurs chargés du mouvement des œuvres et qui parfois, de l’aveu même des conservateurs, « s’amusent » à scénographier des expositions parce qu’ils ont l’habitude de bouger le matériel. Mais qui, à part un scénographe qui ne serait pas qu’un technicien, saurait « penser » un accrochage, donnant du sens et de la plasticité à sa technique ? Qui, à part un scénographe plasticien de formation, saurait que telle œuvre a davantage de sens selon la manière dont on la présente, sous tel éclairage, à tel endroit – ou moment – du parcours ? Qui, à part un auteur scénographe, assumera ce que Troncy ici avoue du bout des lèvres, plus sous la forme d’un dédouanement que d’une revendication ? Mais son texte a le mérite de nous mettre sur la bonne voie. Car la scénographie d’auteur est certainement ce qui donnera le change au white cube, forme figée du modernisme muséal, qui a fait son temps et qui appelle aujourd’hui à une autre forme de mise en espace de l’art. Or si les conservateurs et les commissaires savaient œuvrer au sein du white cube, il y a fort à parier, – et Troncy le note avec une remarquable acuité – que les expositions devraient être prises en charge par d’autres profils de professionnels, auteurs, plasticiens, scénographes, techniciens, capables de semer le trouble dans l’expérience esthétique. Alors auteur, in fine, que peut bien vouloir signifier cette notion ? Bertrand Raison la synthétise en ces termes : « Et que serait alors la scénographie d’auteur ? […] L’individualisme […] serait un gage d’authenticité. C’est sans doute ce que l’on attend de ce rappel explicite de la notion d’auteur, une signature finalement qui donnerait une preuve de singularité24. ».

L’espace scénique de l’œuvre est donc bien un matériau à travailler, à identifier d’abord, puis à modeler ensuite, pour que l’exposition ait lieu, avec ou sans œuvres, avec ou sans artistes. C’est bien à cette condition que la scénographie peut advenir dans le champ d’une nouvelle forme de créativité plastique et de mise en œuvre. Non pas comme œuvre au sens strict de sa définition, mais comme forme artistique, très certainement. Toutefois cette définition, et le présent propos le manifeste d’ailleurs, n’est pas suffisante pour éclairer les distinctions de fonctions des uns et des autres.

25 Ces conclusions prendront corps dans le numéro 18 de la revue Figures de l’art intitulée « L’œuvre (..

J’ai organisé, en mai 2008, un colloque international à Québec, dans le cadre de l’Acfas (l’Association Francophone pour le Savoir) qui avait pour intitulé : « La scénographie d’exposition aujourd’hui : crise et critique d’une fonction en mutation ». L’objet de ce colloque était d’interroger, au Québec parce que la question du design d’exposition y est là-bas très centrale, la manière dont les professions liées à la muséographie avaient évolué ces dernières années, et d’en faire une sorte d’état des lieux. Architectes, artistes, commissaires, conservateurs, directeurs de galeries et de musées, scénographes s’y sont rencontrés, pour arriver à la conclusion que les principaux aspects des métiers de l’exposition se rejoignaient bien aujourd’hui sous l’égide de la scénographie25.

Or la scénographie elle-même a bien des difficultés à se redéfinir aujourd’hui, tant ses champs d’action évoluent et peinent à se fixer quelque part. La prolifération des formations liées aux métiers de l’exposition en France en est un des symptômes ; la littérature qui les accompagne, et le récent dossier consacré par Art press également.

Il s’agit donc bien ici, si l’on se recentre sur cette proposition qui consiste à envisager l’exposition sans artistes – entendue dans ce cadre non pas nécessairement comme une exposition sans œuvres mais bien plutôt comme une exposition en vis-à-vis de son objet – de penser le commissaire comme un auteur, pour qui la mission s’arrêterait à la modélisation du projet (sa part intellectuelle, conceptuelle et critique). Quant au scénographe – lui aussi auteur et capable de jugement de goût tout autant que le commissaire – il serait celui qui est apte à prendre en charge la dimension technique, pratique du montage et de la mesure praticable, mais également sa dimension critique et symbolique (plasticienne donc) dans la création d’une dramaturgie de la scène d’exposition. La scénographie atteint à ce terme l’artistique ; c’est ici que la scénographie d’auteur prend son sens, dans son positionnement critique, singulier et inédit.

Notes

1 Lors de sa résidence au FRAC Lorraine (en mars 2010), Mathieu Copeland, l’un des commissaires de l’exposition « Vides », a accepté de préciser certains éléments du sens de cette programmation, et notamment le fait que la notion de « vide » était à entendre ici comme un thème, dont les variantes sont l’absence, le blanc, le rien, etc. En ce sens, et bien que certains artistes représentés dans cette exposition n’aient pas utilisé eux-mêmes le mot « vide » pour désigner une de leurs œuvres, il n’y a pas de contradiction terminologique sur l’usage de ce terme dans la thématique de l’exposition.

2 Frank Lamy, « Curator (et à travers) », Mouvement n° 27, mars-avril 2004, p. 19.

3 Laurent Jeanpierre et Séverine Sofio, « Les commissaires d’exposition d’art contemporain en France, portrait socioprofessionnel », Art press n° 364, février 2010, p. 49-54.

4 Christophe Kihm, « Que font les commissaires ? », Art press, op. cit., p. 60.

5 Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte, 2002.

6 Sylvie Couderc, « L’Exposition comme œuvre », dans Jean-Louis Déotte et Pierre-Damien Huyghe (sld), Le Jeu de l’exposition, Paris, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 1998, p. 21-44.

7 Daniel Buren, « Exposition d’une exposition », catalogue Documenta 5, Kassel, 1972, fasc. 19, p. 27.

8 Paul Ardenne, « De l’exposition (de l’art) à la surexposition (du commissaire) », L’Art même n° 21, 2003, p. 2.

9 Daniel Buren, art. cit.

10 Nathalie Heinich, Harald Szeemann, Un cas singulier, Caen, L’Échoppe, 1995, p. 15.

11 ibid., p. 19-20, c’est moi qui souligne.

12 ibid., p. 45-46.

13 ibid., p. 43.

14 Sylvie Couderc, « L’Exposition comme œuvre », art. cit., p. 44.

15 Daniel Vander Gucht, L’Art contemporain au miroir du musée, Bruxelles, La lettre volée, coll. Essais, 1998, p. 102-103.

16 Le pavillon Bosio développe une spécialité scénographie au sein de l’école supérieure d’arts plastiques de Monaco. Il a publié en avril 2009 les actes d’un colloque (qui avait eu lieu en janvier 2008) dans le n° 2 d’une revue de scénographie/scénologie intitulée Pavillon. Ce numéro est précisément consacré à la scénographie d’auteur.

17 Michel Enrici, « Pour qu’advienne le scénographe, la scénographie d’auteur, » Pavillon n° 2, « Scénographie d’auteur », Monaco, Pavillon Bosio, 2009, p. 11-12.

18 Entretien de Bernard Blistène par Bertrand Raison, « Un théâtre sans théâtre », dans ibid., p. 15 à 23. Le titre est celui d’une exposition donnée au MACBA de Barcelone en 2007 puis à Lisbonne en 2008, dont le commissariat avait été assuré par Bernard Blistène et Yann Chateigné.

19 Éric Troncy, « La Trilogie Clinique : accrocher, combiner, décider », Pavillon n° 2 ibid., p. 33-41.

20 ibid., p. 36.

21 ibid., p. 38.

22 ibid., p. 39.

23 ibid.

24 Bertrand Raison, « Scénographie d’auteur : “l’after” », art. cit., p. 75-76.

25 Ces conclusions prendront corps dans le numéro 18 de la revue Figures de l’art intitulée « L’œuvre en scène, ou ce que l’art doit à la scénographie », paru fin 2010.

Pour citer cet article

Référence papier

Claire Lahuerta, « ‪La scénographie plasticienne en question : l’art du conditionnement », Marges, 12 | 2011, 78-87.

Référence électronique

Claire Lahuerta, « ‪La scénographie plasticienne en question : l’art du conditionnement », Marges [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 15 avril 2011, consulté le 06 novembre 2014. URL : http://marges.revues.org/411

Auteur

Claire Lahuerta

Claire Lahuerta est Maitre de conférence à l’Université Paul Verlain, Metz et directrice de la collection « L’Art en Bref » (L’Harmattan).

Droits d’auteur

© Presses universitaires de Vincennes

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